Comment libérer le plein potentiel de nos start-ups ?
Introduction
Cela fait plus de 10 ans que je navigue dans l’écosystème des startups tech françaises. Avec plus ou moins de succès : échec de l’entreprise que j’ai fondée en 2010, puis croissances rapides chez Artefact (founding partner) et ManoMano (CPO).
J’ai clairement vu grandir cet écosystème, depuis les structures d’accompagnement qui sont maintenant foisonnantes en passant par le financement où les montants levés ont quasiment été multipliés par 10. Les start-ups sont aussi devenues attractives aux yeux des jeunes diplômés alors qu’ils se tournaient majoritairement vers la finance ou le conseil à la fin des années 2000.
Alors quel est le problème avec les start-ups ?
Comme nous le verrons à travers des données factuelles, en quinze ans, le système actuel n’a toujours pas réussi à faire naître les champions de demain (contrairement aux États-Unis où les Tesla, Amazon ou Facebook représentent déjà les plus grosses capitalisations boursières). Le système actuel, basé sur une hyper croissance financée à coup de levées de fonds qui épuise les hommes, qui met le sens de côté et qui aboutit à des stratégies court-termistes, n’est pas soutenable.
En outre cet écosystème soulève des questions politiques : nous avons investi massivement de l’argent public (CIR, allocations chômages…) sans que l’état n’en retire grand chose. Les pertes sont mutualisées quand les gains (certes peu fréquents mais importants) sont privatisés, notamment au profit de quelques fonds de Venture Capitalist ayant réussi à sortir à temps, donnant à tout ce système des airs de pyramide de Ponzi où le dernier à posséder les titres risque de se trouver privé de liquidité.
Pourquoi il est important que la France parvienne à faire émerger des licornes puissantes ?
Parce que ce sont les Airbus, Thales ou Alstom de demain. Parce c’est une des fondations de notre souveraineté nationale (souvenez-vous d’Amazon qui faisait languir le ministre de l’économie pour savoir s’il acceptait de décaler le Black Friday, ou des écoutes pratiquées par les services secrets américains sur les données de nos citoyens captées par les GAFA).
Se pose-t-on les bonnes questions ?
On nous a souvent servi les mêmes arguments au cours des dix dernières années pour expliquer certains de nos échecs : la difficulté à se financer, la taille trop petite du marché, la bureaucratie française, le manque d’égard par rapport aux entrepreneurs… Soyons honnêtes, la plupart de ces obstacles ont été levés et ne sont plus pertinents.
Il est donc temps de se poser les bonnes questions pour comprendre pourquoi la France ne réussit pas à faire enfin émerger des entreprises capables de tenir demain les premiers rôles du CAC 40. Preuve de cette impuissance, la France a eu besoin de créer un label pour les mettre en lumière, mais le “Next 40” sonne parfois comme “Never 40”.
Pourquoi j’écris cet article ?
Je pense que la France a d’incroyables talents, des ressources exceptionnelles et qu’elle mérite beaucoup mieux que ce qu’elle a réussi à faire jusqu’à présent. Je reste en outre plein d’optimisme car la première génération d’entrepreneurs des années 2010 arrive à maturité et un certain nombre d’entre eux se relanceront dans une nouvelle aventure ou conseilleront des plus jeunes avec l’expérience et le recul de leur première aventure.
J’écris cet article sans aucun esprit d’animosité ou de supériorité, je pense d’ailleurs moi-même avoir été victime de la plupart des maux que j’y décris…
Pour ceux qui n’ont pas le temps de lire
Cet article est long, alors pour ceux qui n’auront pas le courage d’aller au bout, voici selon moi les trois grandes pistes à explorer pour changer de paradigme.
Piste 1 : Développer une forte culture managériale. On croit que la réussite des start-ups américaines est liée à la technologie. Je pense que c’est une erreur : elle est avant tout liée à la culture managériale dont l’objectif est de développer le principal capital de l’entreprise : ses talents. À l’inverse, beaucoup de start-ups françaises sont dans une optique de “tirer profit” de leurs ressources humaines en oubliant de les développer (il suffit de constater le “churn” considérable dans l’écosystème). Un homme incarnait cet aspect aux États-Unis et il n’a pas d’équivalent en France : Bill Campbell, le coach légendaire de multiples fondateurs à succès (Jobs, Schmidt, Horowitz…). Les solutions à explorer sont :
- Faire prendre conscience de l’importance de la culture managériale aux fondateurs
- Développer la culture de la transmission et du coaching aux managers
- Favoriser le développement d’experts en revalorisant la carrière de contributeur individuel
Piste 2 : Créer les conditions d’un engagement durable. Souvent les fondateurs ont en ligne de mire une exit par un rachat. Trop souvent, l’arrivée des fonds dicte une stratégie court-termiste. Trop souvent, l’absence ou le manque d’incarnation d’une vision forte empêche un engagement total et sur la durée des employés voire même des fondateurs. Quel fondateur en France serait capable de refuser une offre de rachat à un milliard de dollars comme le fit Zuckerberg ? Les solutions à explorer sont :
- Remettre la mission au coeur de l’entreprise (plutôt que vouloir juste “disrupter”)
- Favoriser une meilleure répartition et la liquidité des actions (au delà des fondateurs / fonds)
- Sortir de l’hyper croissance à tout prix au profit de stratégies pérennes sur le long-terme
Piste 3 : Pousser les dirigeants à adopter une approche product-centric. Un autre ingrédient clé du succès des start-ups américaines, au premier rang desquelles Amazon, est aussi sous-évalué : celui d’une approche centrée utilisateur. La “user-centricity” ne suffit pas, il faut que l’organisation donne de l’autonomie aux salariés pour répondre aux besoins des utilisateurs. Cela nécessite de sortir du mode “command and control” encore trop souvent la norme. Cela suppose aussi de mettre en place une véritable culture de la collaboration, notamment avec les équipes techniques, et de dépasser la relation toxique de client-fournisseur. Les solutions à explorer sont :
- Développer la discovery (et admettre que chaque solution est unique)
- Autonomiser les équipes (sortir du command-and-control) et favoriser la collaboration
- Se réconcilier avec la tech (en mettant la collaboration au coeur des orgas)
Il sera souvent fait référence aux entreprises américaines. Cela ne veut pas dire qu’elles constituent un modèle à copier, loin de là. Mais sur de nombreuses dimensions, elles ont su apporter des solutions convaincantes à des problèmes que nous connaissons. Il serait dommage de s’en priver. Mais comme nous le verrons en conclusion, il n’appartient qu’à nous d’ouvrir une autre voie !
Constat : la brutalité des faits
Mon verdict sur les start-ups en France peut sembler abrupt. Après tout, leur nombre a considérablement augmenté. Sept d’entre elles ont décroché le statut de licornes, à savoir une valorisation de plus de 1 Md€ (Mirakl, BlaBlaCar, Deezer, Voodo, Doctolib, OVH et Meero). Pas mal ? Si l’on se réfère au rapport de CB insights rapport sur les licornes dans le monde, il en existerait 471 (ce qui en fait un animal finalement assez commun). La France n’abriterait donc que 1% des licornes mondiales. Si l’on regarde en valeur, c’est encore pire puisque la représentation française descend sous les 0,5%. La plus valorisée des sept en 2020 (Mirakl) ne pointait qu’à la 290 ième place du classement mondial !
Cela appelle un dernier constat : ces start-ups, contrairement aux États-Unis ou à la Chine, ne constituent pas les nouveaux fondements de l’économie française. Même le bas du classement du CAC 40 semble difficilement accessible (Publicis dernière du classement à l’été 2020 avait une capitalisation boursière de 6,5 Mds€…). Si l’on s’intéresse au NASDAQ aux Etats-Unis, on trouvait 4 entreprises fondées après 2000 dans le top 10 à l’été 2020. Netflix, qui n’arrive qu’en 9ème position, a une capitalisation boursière quasiment équivalente à notre champion national LVMH.
Le statut de licorne étant réservé aux entreprises de moins de 10 ans, nous n’avons pas parlé de sociétés françaises bien connues comme Critéo ou Talend. Mais Critéo, entrée au Nasdaq en 2013, “ne vaut que” 1,1 Milliards au 30 janvier 2021. Business Objects qui fit l’objet d’une OPA amicale de SAP pour une valeur de presque 5 Mds€ serait donc l’entreprise technologique ayant atteint la plus grosse valeur. Finalement, seule Free a su se hisser au niveau des entreprises du CAC 40.
En conclusion, les faits sont très durs pour la France : peu de startups atteignent des valorisations élevées et celles qui y parviennent restent beaucoup trop petites pour prétendre un jour prendre le relais des sociétés actuelles du CAC 40. un label Never 40 aurait-il été plus approprié que Next 40 ?
Les boucs émissaires habituels
Quand on pointe les limites du modèle français, on nous oppose toujours les mêmes arguments : la difficulté à trouver des capitaux, la taille de notre marché et la bureaucratie française qui feraient de l’entrepreneuriat un chemin de croix. Nous allons examiner ces trois critères et voir que même si certains peuvent être entendus, ils sont loins d’être prépondérants dans notre difficulté à faire émerger de vrais champions.
Les financements ne seraient pas assez importants
Sur le financement, et notamment les levées de fonds, cet argument ne tient plus la route. 2019 a ainsi enregistré un record de 4,5 Mds€ de levés par les startups selon Madyness. Ce chiffre n’était que de 1,8 Mds€ en 2015, 600 M€ en 2010(source Fusions Acquisitions). De nouveaux acteurs sont apparus à toutes les étapes du financement. On commence à voir des amorçages à plusieurs millions d’euros (Lunchr, Ankor Store…). Ensuite, BPI France peut intervenir pour assurer une forme de souveraineté et catalyser un nouveau tour de table en phase de développement. Il y a aussi tous les fonds de “seed” tels que Partech. Enfin en phase d’accélération des fonds sont apparus, capables d’apporter des tickets de plusieurs dizaines de millions d’euros, par exemple Eurazéo (ManoMano, Content Square, Payfit), General Atlantic (ManoMano, Doctolib) ou Temasek (Alan, InnovaFeed et ManoMano). General Atlantic est un fond américain, Temasek un fond singapourien. Peut-on toujours parler d’entreprises françaises quand leurs actionnaires les plus importants sont des fonds étrangers ?
Faut-il se réjouir de cet afflux massif de capitaux ? Rien n’est moins sûr. La pression des investisseurs qui attendent (légitimement, en tout cas dans le cadre du capitalisme) de gros retours peut pousser à suivre des stratégies court-termistes, à gâcher de l’argent par manque de préparation voire même à favoriser un rachat plutôt qu’un développement organique. Nous en reparlerons plus tard…
La taille du marché serait trop petite
Passons maintenant à la taille du marché. La France serait un marché trop petit pour atteindre une taille critique, l’Europe un marché trop fragmenté pour y réaliser des synergies (hétérogénéité fiscales, légales, comportementales, linguistiques…). Si cette théorie tenait la route, d’autres pays dans la même situation que nous devraient connaître les mêmes difficultés.
En janvier 2021, le Royaume-Uni compte 28 licornes, l’Allemagne 15 (pour rappel la France est à 7). Continuons à creuser en explorant des pays qui ne font pas partie d’une union économique comme l’Europe. La Corée du Sud compte 11 licornes, Israel 8 et l’Indonésie 5. Si l’on regarde les valorisations et non plus seulement le nombre de licornes, le verdict est encore plus dur: 60 Mds€ pour le Royaume-Uni, 25 pour l’Allemagne et seulement 6 pour la France (ces chiffres de valorisation datent de l’été 2020)… Même un pays comme la Suède se débrouille beaucoup mieux que la France pour faire émerger de gros acteurs techs qui ne figurent pas dans le classement des licornes: Spotify, Skype (racheté par Microsoft).
La bureaucratie serait trop lourde
Soyons honnêtes: monter une entreprise en France ne prend désormais que quelques heures. Mais le mythe de la bureaucratie française a encore la vie dure. Différents seuils sociaux ont aussi été relevés suite à la loi Pacte. Surtout, l’état français se montre particulièrement généreux avec les créateurs d’entreprise qui peuvent toucher leurs droits tout en créant une entreprise(dispositif ARCE) sans aucune prise de participation en échange… Dans un système capitaliste, c’est quand même assez unique ! Pourquoi BPI ne prendrait-elle pas un peu de capital en échange de ce dispositif ? Parlons enfin du dispositif du CIR (Crédit Impôt Recherche) qui permet de réaliser des économies substantielles sur les salaires des développeurs, tout en sachant qu’ils restent encore bien inférieurs qu’aux Etats-Unis.
On s’aperçoit donc que bon nombre des arguments mis en avant pour expliquer la difficulté à faire émerger des champions ne tiennent plus la route en 2021 ou ne sont pas recevables… La question qui se pose, c’est pourquoi ces arguments continuent de tourner en boucle ? Pourquoi n’y a-t-il pas de débats pour tenter de comprendre les vrais raisons de notre incapacité à faire émerger des champions plus grands, plus forts, plus ambitieux ?
Je propose plusieurs pistes, elles n’engagent que moi. N’hésitez pas à y réagir en commentaire.
Piste 1. Développer une forte culture managériale
On a tendance à surévaluer dans la réussite des start-ups américaines l’aspect technologique (même s’il est indéniable) par rapport à l’aspect managérial. Ce dernier est pour moi la véritable raison de leur succès.
1a. Développer la culture managériale de nos fondateurs
Il y a en France un manque d’attrait pour les sujets qui touchent au management. La littérature est quasiment exclusivement anglo-saxone. Le management est plutôt vu comme une discipline secondaire. Le tropisme français pour les matières scientifiques (“nobles”) n’y est certainement pas étranger, reléguant les disciplines “humaines” au rang de loisir. Le management n’est pas enseigné dans les écoles d’ingénieurs, probablement mal dans les écoles de commerce. On ne devient pas manager en France, on est manager ou on ne l’est pas. Le danger de se postulat, c’est que se former au management ne serait pas nécessaire… Au final, par manque de réflexion sur le sujet, nos fondateurs ont rarement des principes de management forts comme pouvaient l’avoir un Andy Grove ou comme l’a toujours un Sergey Brin, un Jeff Bezos dont les 13 principes de management sont connus par tous les salariés d’Amazon… Il y a bien sûr des exceptions (Captain Train à l’époque, peut-être Alan aujourd’hui, mais cette dernière est encore petite et n’a pas subi l’épreuve du scale). Il y a aussi des entreprises qui revendiquent une culture managériale forte, mais qui peinent à la mettre en pratique dans les faits.
Cette absence de culture managériale, au delà de la souffrance humaine qu’elle peut engendrer (allez faire un tour sur le compte Instagram “Balance ta start-up”), a une conséquence économique majeure pour toutes ces start-ups : un “churn” incroyablement élevé (le chiffre qui circule, sans source officielle, est que la durée moyenne du passage d’un salarié en start-up serait de 18 mois). Que l’on compense par un recrutement toujours plus agressif : on remplit une baignoire percée. Une remarque entendue dans une association de fondateurs de start-ups en dit long sur la vision du management pour certains d’entre eux : “Quand tu lèves des fonds, tu recrutes des personnes expérimentées dans ton codir, tu en tires le maximum et tu les changes au bout de trois ans quand elles sont usées”.
On pourrait se réfugier derrière l’argument de la jeunesse des fondateurs, et effectivement cela n’aide pas, mais aux États-Unis aussi les fondateurs sont jeunes. La différence est qu’aux États-Unis, les jeunes fondateurs font venir des managers expérimentés pour diriger l’entreprise, surtout au début (Eric Schmidt pour Google, Sheryl Sandberg pour Facebook). Ou se font accompagner par des coachs en management. Les dirigeants de start-ups françaises n’ont pas ce réflexe. Un seul exemple me vient en tête, c’est celui de Nicolas Dessaigne, le CEO d’Algolia qui a fait venir une dirigeante expérimentée pour développer l’entreprise dans cette nouvelle étape de licorne.
Comment favoriser une prise de conscience sur le sujet du management ? Là encore les fonds ont une responsabilité cruciale. Si l’on passait plus de temps dans les boards à parler du sujet, peut-être qu’il remonterait dans les priorités du dirigeant. Les fonds pourraient aussi pousser les fondateurs à se faire accompagner, à suivre des formations, à lire des livres… Mais même aux Etats-Unis, dans une de ses dernières interviews, Bill Campbell disait : “less and less, VCs are taking the time to coach entrepreneurs and invest in something that really matters”. On pourrait aussi intégrer dans les formations (notamment des Grandes Ecoles) de vrais cours de management en se basant sur les parcours dispensés dans les formations de coaching.
Cela met en valeur une autre force du système américain : la culture du coaching et de la transmission.
1.b Inciter le leadership à transmettre et à coacher
Pour illustrer cet aspect, j’ai choisi de m’intéresser aux “mafias”, un terme qui désigne les réseaux développés par les anciens d’une même entreprise.
On parle sans cesse de la mafia Paypal aux États-Unis. On doit ainsi aux fondateurs ou aux premiers salariés de Paypal un nombre impressionnant de réussites américaines : You Tube (Hurley, Chen, Karim), LinkedIn (Reid Hoffman), Tesla et SpaceX (Elon Musk), Square (Rabois), Yelp (Simmons) et bien d’autres… Chacune de ces entreprises a une capitalisation boursière de plusieurs milliards de dollars, voire de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Et on ne parle que de la mafia Paypal…
Original source LowDone
Si l’on s’intéresse maintenant non pas à une, mais à l’ensemble des mafias de l’écosystème français, seule une véritable mafia émerge : Exalead (article intéressant sur le sujet). Comme par hasard, Exalead, a été fondée par deux ingénieurs qui revenaient de la Sillicon Valley à la fin des années 90 (François Bourdoncle et Patrice Bertin). Deux licornes ou futures licornes sont issues d’Exalead : Dataiku et Algolia. Je ne considère pas Otium comme une mafia (il n’y a pas une culture “Otium”, mais plus des personnes qui y sont passées au même moment : Philippe De Chanville et Christian Raisson qui sont partis fondés ManoMano et Stanislas Niox-Chateau Doctolib). Quant à Critéo (dont les deux fondateurs ont aussi commencé leur carrière aux États-Unis chez Microsoft), les entreprises qui en viennent sont encore très modestes.
Source : Alexandre Dewez
On pourrait prétexter que l’écosystème français est plus jeune mais cet argument ne tient pas la route. L’IPO de Critéo date par exemple de 2013. Business Objects avait été introduit en bourse en 1994. En comparaison, Paypal avait été racheté par Ebay en 2002, LinkedIn et Space Xen ont été fondées en 2003, You Tube en 2005… Il ne faut pas 10 ans pour voir les effets d’une mafia.
La raison est ailleurs. Il faut souligner l’importance de la notion de transmission et de coaching aux États-Unis. Des leaders emblématiques des années 90 comme Andy Grove (dont le livre “high-output management” reste d’une étonnante modernité), Steve Jobs ou Bill Campbell (CEO d’Intuit mais surtout “trillion dollars” coach de la plupart des dirigeants à succès de la tech dans les années 2000) ont formé des générations de leaders (Ben Horowitz, John Doerr, Marty Cagan…) qui ont eux même formé les leaders des années 2000–2010. Et le cycle continue.
En France, ces figures tutélaires sont quasiment absentes. Déjà parce que les entreprises techs étaient beaucoup moins nombreuses dans les années 90 (on peut citer Bull et Dassault Systèmes, qui a notamment acquis Exalead au début des années 2010) et que les entrepreneurs qui ont eu le plus de réussite n’ont pas eu la même ardeur à transmettre à l’échelle que leurs homologues américains. Je vais essayer de donner un peu d’objectivité à ce propos en me basant notamment sur le faible nombre d’ouvrages publiés par ces leaders français.
Quelqu’un comme Bernard Liautaud (dont la carrière est admirable) n’a ainsi publié qu’un seul livre, mais sur la Business Intelligence et non sur le management. Un autre entrepreneur dont nous reparlerons, Xavier Niel, n’a quant à lui rien écrit. Une biographie a été publiée à son sujet mais qu’il n’a pas écrite (La Voie du Pirate). Ça fait très peu par rapport aux américains, où les livres sont pléthores (“The Hard thing about hard things” d’Horowitz, “How Google works” de Schmidt, “The Trillion Dollar coach” sur Bill Campbell, “Inspired” de Marty Cagan, “Delivering Happiness” de Tony Hsieh…).
Le coaching est l’autre grand absent de beaucoup de start-ups françaises. On se concentre sur le recrutement plutôt que sur le développement des équipes déjà en place. C’est complètement contre-productif car les salariés existants progressent peu, et n’offrent donc pas tout le levier qu’ils pourraient à leur manager. Ils commencent à souffrir dans leur travail car on leur demande des choses qu’ils ne savent pas faire sans les y former. Enfin, épuisés, ils finissent par partir, dilapidant un précieux savoir. Que fait alors l’entreprise ? Elle recrute ! Et le cercle vicieux de se mettre en place.
Beaucoup de fondateurs se plaignent de ne pas avoir les bons talents (il y a une part de vrai sur le sujet des experts, voir la partie suivante). Mais peu s’interrogent sur leur part de responsabilité. Cagan fait remarquer avec malice dans “Empowered” aux dirigeants qui se plaignent de ne pas avoir les “bons talents” (à savoir ceux qui sont chez Google, Facebook and co) que ces bons talents viennent en général d’entreprises… comme la leur ! Ils n’ont pas changé en entrant chez Google, ils ont juste été bien formés !
Comment développer cette dimension ? Peut-être en exposant ces leaders à des coachs inspirants comme a pu l’être Bill Campbell aux États-Unis. Il a suscité un nombre incalculable de vocations. Peut-être en intégrant dans les fonds de véritables managers qui mettraient à nu les carences sur ce domaine dans les boards (comme Kleiner Perkins avec…Campbell) ? Peut-être en développant la culture de la transmission parmi les salariés, par exemple à travers l’écriture d’articles de blog.
1c. Revaloriser le contributeur individuel expérimenté
Nous avions eu l’occasion de croiser le fondateur de Zendesk (outil Saas de gestion de la relation client) il y a deux ans, Mikkel Svane, dont la société avait été créée au Danemark en 2007. Zendesk compte aujourd’hui plus de 3000 employés et a atteint la valorisation de 16 Milliards de dollars (au 17/01/2021). Zendesk était parti aux Etats-Unis très tôt, dès 2009. Ce qui avait le plus frappé Mikkel quand nous lui avions demandé les différences entre les Etats-Unis et l’Europe, c’était la disponibilité d’un très grand nombres de talents expérimentés. Et selon lui, c’est ce qui faisait toute la différence…
Il y a évidemment une raison historique à cela : dans les années 2000, il existe déjà de nombreux “vétérans” aux États-Unis dans le secteur de la technologie qui ont été formés dans les entreprises phares des années 80–90, notamment Hewlet-Packard, Intel, Apple, Microsoft… Les développeurs ayant plus de 20 ans d’expérience sont ainsi très nombreux. Mais l’ancienneté du secteur technologique n’est pas la seule raison qui explique cette densité d’experts.
Quand en France on vous pousse à embrasser une carrière managériale censée être plus valorisée et plus rémunérée, les Etats-Unis la mettent à égalité avec la “track IC” (Individual Contributor). Vous pouvez être un développeur de 50 ans extrêmement reconnu aux US, alors qu’en France on risque de vous regarder avec méfiance en se demandant pourquoi vous n’êtes pas à la tête d’une équipe technique. Le problème, c’est qu’il devient très difficile de trouver des “experts expérimentés”, puisque passés la trentaine, la plupart d’entre eux ont bifurqué dans le management… Il devient donc urgent que les start-ups valorisent ces carrières. Certaines ont commencé à le faire.
Enfin beaucoup de nos talents techs les plus prometteurs ont été recrutés par les entreprises américaines (Google, Facebook, Apple…) lors du rachat de leur entreprise (“acqui-hire”) ou tout simplement pour pouvoir s’épanouir dans une carrière… de contributeur individuel. Les américains sont en effet les premiers à reconnaître l’excellence de nos ingénieurs.
Comment agir ? il faut que l’ensemble des entreprises, pas uniquement les start-ups, redorent le blason des carrières de contributeur individuel en alignant notamment les salaires de ces contributeurs sur leurs équivalents en terme de séniorité dans les carrières managériales.
Un dernier aspect pourrait expliquer la difficulté à faire naître ces mafias ou à favoriser le coaching : les durées pendant lesquelles les salariés restent dans les entreprises sont relativement courtes (favorisées par le manque de culture managériale évoquée au premier paragraphe). Les gens se croisent plus qu’ils ne collaborent sur le long terme.
Piste 2 : Créer les conditions d’un engagement durable
Un chiffre fait froid dans le dos quand on parle d’engagement. L’étude de Gallup qui compare les niveaux d’engagement dans le monde. La moyenne mondiale est de 15%. C’est déjà préoccupant. L’Europe est encore plus bas, à 10%. Ça en devient alarmant. Les États-Unis sont eux à 39%. Là on comprend un des facteurs clés de leur réussite (à noter que cette étude couvre l’ensemble des entreprises, pas uniquement les start-ups).
2a. Remettre la mission au coeur du projet
Parlez à un fondateur de start-up des exits qu’il envisage, il vous parlera la plupart du temps de se faire racheter. Les exemples de rachats sont multiples : Withings avec Nokia, Captain Train avec Trainline, Little Market avec Etsi, Drivy avec GetAround, Business Object avec SAP, Mutliposting avec SAP, Price Minister avec Rakuten, Easy Recrue avec iCIMS… L’inverse est beaucoup plus rare ! Il y a des raisons capitalistiques (des grosses entreprises américaines très bien financées qui peuvent acheter à prix fort des parts de marché dans de nouvelles géographies ou des équipes de développement). Il y a aussi des raisons personnelles, que je peux tout à fait comprendre (un tiens vaut mieux que deux tu l’auras).
La question que je pose, c’est pourquoi de l’autre côté de l’Atlantique les fondateurs sont capables de refuser des propositions parfois largement plus agressives ? La plus connue, c’est évidemment Zuckerberg qui avait reçu une offre à 1B$ de Yahoo pour racheter Facebook et que tous ses actionnaires lui demandaient d’accepter… Mais on pourrait en citer d’autres, comme Tony Hsieh le fondateur de Zappos qui avait refusé une première offre de rachat plusieurs millions de l’entreprise qu’il avait créée peu après être sorti de l’université, ou Groupon qui avait refusé une offre de 6 Milliards de Google…
Je pense que les créateurs d’entreprise aux États-Unis sont pour certains tellement habités par la mission de leur entreprise et tellement confiants dans leur capacité à devenir non pas une belle réussite mais l’une des prochaines valeurs phares du Nasdaq qu’ils sont capables de refuser des offres faramineuses. Reid Hoffman qui était passé par Paypal avant de fonder LinkedIn avait pu constater l’incroyable pouvoir de la mission. Quand LinkedIn a grossi et que les gens ont commencé à moins parler de la mission, il a considéré que son travail ne consistait plus qu’à évangéliser chaque salarié, à leur ré-expliquer régulièrement la mission.
À quel point sommes-nous drivés par la mission en France ? J’entends certains fondateurs se dire “Mais moi aussi j’ai une mission !”. En effet, beaucoup d’entreprises ont une mission (et des valeurs). Mais combien y restent vraiment fidèles quand le bateau tangue ? Combien l’incarnent vraiment dans leur quotidien ? Combien de projets sont réellement au service de la mission ? Plutôt que dans une logique de favoriser la croissance du business actuel (qui par définition n’a pas encore atteint l’objectif de la mission) ? On parle souvent de “disrupter” un secteur mais pour faire quoi ? Plus de profits que les acteurs existants ? Cela constitue-t-il une mission ? Dan Pink le dit dans Drive, Laloux dans Reinventing Organizations, le sens est l’un des plus forts facteurs de motivation. Peut-être qu’au lieu de raisonner en terme de montants levés et de taux de croissance on pourrait parler en terme d’impact créé ?
Comment développer l’ambition chez nos créateurs de start-up ? En comprenant les moteurs de réussites exceptionnelles comme celle de Xavier Neil (dont j’entends finalement rarement parler dans la scène tech française) ? En faisant passer la réalisation de la mission des entreprises avant les scénari d’exit dans les ambitions des fondateurs de start-ups ? Question difficile !
Une anecdote qui avait beaucoup circulé pourrait aussi donner un autre élément de réponse. Selon Jean-Baptiste Rudelle, les candidats qui postulaient à Paris chez Critéo posaient plus de questions sur les tickets restaurants que sur de possibles attributions d’actions.
2b. Partager plus les actions et créer de la liquidité
Je comprends l’agacement de Jean-Baptiste Rudelle mais je peux aussi comprendre que les candidats en France aient du mal à se projeter sur des actions dont la valeur reste très hypothétique (le montant du ticket restaurant est malheureusement plus prévisible). Il y a plusieurs problèmes de fond derrière cette question des actions.
Le premier problème, c’est l’absence de liquidité en France. Aux États-Unis, les entreprises peuvent offrir de la liquidité à leurs salariés bien avant l’IPO (l’introduction en bourse) grâce notamment à des échanges de gré à gré (OTC) facilités par des plateformes comme Forge. Cela n’existe pas en France (Forge a essayé de se lancer en 2019 mais je ne suis pas sûr qu’ils aient réussi à créer ce marché OTC). Il faut donc attendre une entrée en bourse, mais elles sont rares… Restent les marchés secondaires comme Euronext. Suite au rachat de NetBooster, Artefact avait ainsi pu offrir une solution de liquidité à ses salariés. Une autre source de liquidité pourrait venir des fonds mais ces derniers restent relativement suspicieux par rapport à ces opérations. Le management pourrait se démotiver après avoir vendu une (faible) partie de ses actions… C’est mal connaître les facteurs de motivation intrinsèques d’un entrepreneur, alors qu’un peu d’oxygène financier lui permettrait probablement d’aborder son métier plus sereinement.
Le second problème c’est une distribution encore assez limitée des actions aux salariés des start-ups. Les fondateurs gardent une énorme partie des actions, le reste allant ensuite en majorité aux fonds, puis enfin aux membres du comité exécutif. Pour le reste des salariés, les distributions sont en général minimes et ne constituent pas un facteur de rétention si l’on y ajoute le problème de la liquidité. On parle plus de l’équivalent d’un troisième mois en cas de gros succès de l’entreprise par année passée. Dis comme ça, ça fait tout de suite moins rêver que le mythe véhiculé par les réussites américaines (j’aime beaucoup cette anecdote du VP Engineering de Google qui avait déclaré la veille de l’introduction en bourse à ses employés que s’il voyait une Lamborghini sur le parking le lendemain, le propriétaire n’aurait plus qu’à quitter l’entreprise).
La probabilité de faire fortune dans une start-up reste donc faible en France. Si faire fortune est votre objectif, il est bien plus sûr de travailler dans le domaine de la finance ou de profiter des plans d’actions généreux que les entreprises du CAC 40 offrent à leurs cadres dirigeants. Pour donner un ordre de grandeur, je pense avoir sorti en net d’impôts d’Artefact (où j’étais founding partner) et de ManoMano (où je suis certes arrivé plus tard) moins que le bonus que mes camarades de promotion touchaient annuellement dans la finance peu après leur sortie d’école… Et je m’estime particulièrement chanceux d’avoir pris part à deux aventures où (i) le succès a été au rendez-vous, (ii) la liquidité aussi et (iii) les fondateurs généreux (merci à eux).
Comment augmenter la liquidité ? Honnêtement je n’ai pas de solution, je suis preneur de toute remarque en commentaire ! Théodo a développé un concept intéressant de start-up studio (M33) qui permet aux salariés les plus anciens de se lancer avec le soutien de Théodo dans l’entrepreneuriat. Le programme compte déjà plusieurs très belles réussites (Sicara, BAM, Padok…)
2c. Sortir de l’hyper croissance à tout prix
Le critère le plus regardé par les fonds dans le monde des start-ups, c’est la croissance (faute de rentabilité). On se dit que la taille permettra un jour ou l’autre de générer de la rentabilité.
Le problème de l’hyper croissance, c’est qu’elle détourne en général des orientations stratégiques de long-terme pour des orientations plus tactiques permettant d’aller chercher rapidement de nouveaux utilisateurs, de nouveaux revenus, etc. Bref, d’atteindre les objectifs ambitieux fixés par les fonds au moment des levées (“irréalistes” serait plus approprié mais “ambitieux” est censé être plus motivant pour les équipes). Il en résulte souvent une fuite en avant car l’acquisition (souvent financée par… l’argent levé) se fait au détriment du développement produit à un stade où le “market fit” n’est pas encore totalement établi. Il en résulte une attrition élevée des clients, nécessitant à son tour d’augmenter les budgets d’acquisition pour rattraper les objectifs. Le ver est dans le fruit.
Pour soutenir l’activité générée par les efforts d’acquisition mais aussi pour compenser les lacunes du produit, la charge de travail augmente dans toutes les divisions de l’entreprise : le service client pour traiter les clients mécontents, le recrutement pour compenser les départs des employés à bout (cf paragraphe 1.2), les développeurs pour sortir les fonctionnalités “indispensables à la croissance”. L’hyper croissance devient humainement insupportable pour les salariés. Mais on est tellement fier de croître si vite !
Il y aux États-Unis une entreprise très inspirante, PoshMark. Poshmark est une marketplace de vêtements d’occasion. Après quelques années d’existence, et beaucoup de recherche utilisateur pour trouver les mécaniques profondes du “product market fit”, la machine s’est emballée. Les taux de croissance sont alors montés jusque x15. Mais les opérations ne suivaient pas, ce qui entraîna une crise de croissance. Poshmark prit alors une décision qui fit bondir tous les VCs (d’autant que la concurrence était vive dans leur secteur) : elle décida de couper ses coûts marketing de 80% pour régler ses problèmes opérationnels avant de repartir sur une trajectoire beaucoup plus vertueuse. J’imagine le courage qu’il a fallu au fondateur pour prendre une telle décision ! Et à quel point ses équipes ont dû lui être reconnaissantes ! Et pour ceux qui veulent connaître toute l’histoire de Poshmark, je vous invite à prendre le temps d’écouter ce podcast incroyable.
Piste 3 : Adopter une approche product-centric
Le Produit est une discipline nouvelle en France mais qui existe depuis plusieurs décennies aux États-Unis. Elle est probablement l’une des causes principales (avec la culture managériale et l’engagement long terme) de la réussite de certaines entreprises américaines. Même si le métier s’est développé en France, il ne suffit pas de recruter des “PMs” (Product Managers) pour être product-centric. Adopter une telle approche va beaucoup plus loin et implique un changement radical dans l’approche des problèmes (discovery), le rôle du top-management (autonomie et fin du “Command and Control”, ) et la manière de travailler (collaboration et fin de la relation client-fournisseur avec l’IT). Et comme nous allons le voir, ce changement est difficile.
3.a Faire (vraiment) de la discovery
La Discovery (pardon pour tous ces anglicismes, mais ce sont les termes consacrés, les anglo-saxons ont aussi gagné la guerre des mots), c’est le fait de comprendre de quoi ont besoin vos utilisateurs. Ça semble d’une banalité affligeante dit comme ça, mais pourtant, c’est une manière de faire qui va à l’encontre d’années de pratiques business. Amazon l’a rendue très populaire avec son obsession du client. Dans son sillage, tout le monde se veut “user-centric”, particulièrement dans le monde des start-ups. Mais en creusant, on réalise que très peu de start-ups font vraiment une “User Research” de qualité (pour preuve le nombre très limité de “User Researchers”).
Dans les faits, les entreprises sont obsédées par la vélocité à laquelle elles livrent leurs fonctionnalités plutôt que par l’impact que ces dernières ont sur leurs utilisateurs. À peine une fonctionnalité est-elle lancée que l’on passe à la suivante. On crée ainsi une dette fonctionnelle colossale, qui elle même engendre une dette technique abyssale. Les développeurs se retrouvent débordés, ils n’arrivent plus à tenir les cadences demandées par le métier. Les fondateurs se lamentent que les équipes techniques ne “livrent plus”. On recrute de nouveaux développeurs pour accélérer quand même (souvenez-vous, l’hyper croissance) mais sans les former (souvenez vous, le problème du coaching). La dette technique augmente encore plus rapidement. À la fin la machine se grippe, les relations entre les métiers et les développeurs deviennent exécrables… Voilà ce à quoi aboutit une culture du “delivery” qui est aux antipodes de celle du “discovery”. L’avènement des méthodologies agiles, au premier rang desquelles SCRUM, a fait énormément de mal car les managers y ont vu un moyen simple d’augmenter leur vélocité.
Mais à quoi bon vouloir développer toujours plus vite des fonctionnalités qui ne répondent pas vraiment aux problèmes des utilisateurs ? Une autre question qui doit faire réfléchir les fondateurs de start-ups qui revendiquent une centricité utilisateur, c’est “que mesurez-vous” ? Les métriques que vous mesurez sont elles uniquement le reflet de vos indicateurs métiers comme le taux de conversion, le coût d’acquisition ? À quel point vos équipes ont-elles comme objectif d’améliorer des métriques liées aux problématiques de vos utilisateurs ? Un exemple qui revient souvent, c’est celui du “temps passé sur mon interface” dans le monde du Saas (Software as a Service). En général les fondateurs veulent maximiser cette métrique. Mais en tant qu’utilisateur, la plupart du temps, je n’ai qu’une seule envie, c’est d’y passer le moins de temps possible ! N’hésitez pas à jeter un oeil à cet article pour plus d’exemples sur le décalage entre le sentiment d’être centré utilisateur et la réalité.
Un autre point qui revient souvent dans les discussions sur la discovery, c’est la confusion entre recueillir les demandes de fonctionnalités de ses utilisateurs et comprendre les besoins profonds qui sont derrière leurs demandes. Beaucoup de start-ups se vantent de donner la parole à leurs utilisateurs pour leur demander les fonctionnalités dont ils ont besoin. Certaines les font même voter. On développe la fonctionnalité, on la sort avec forte publicité et en général, il ne se passe… Pas grand chose ! Pourquoi ? Parce que si les utilisateurs savaient ce dont ils avaient besoin, il n’y aurait pas plusieurs centaines de Product Managers dans les entreprises américaines comme Facebook, Amazon ou Netflix…. D’ailleurs combien de fois ces entreprises vous ont-elles demandé les fonctionnalités que vous aimeriez avoir ? Jamais. Elles le déduisent de l’observation des comportements de leurs utilisateurs. Voilà le vrai métier d’un Product Manager. Réfléchissez au temps que passent vos Product Managers à gérer l’équipe de développeurs (écrire les specs, animer les rituels Scrum, tester les fonctionnalités, bref tout ce qui touche à la delivery) et le temps qu’ils passent à observer et comprendre vos utilisateurs (discovery)… Si ça peut vous rassurer (mais nous alarmer à un niveau global), je dirais que le ratio est en général 95% delivery / 5% discovery. Dans l’idéal, il devrait être pour moi de 30% / 70%.
Comment changer ces comportements ? D’abord si vous n’avez pas de Product Manager, en recruter (des expérimentés). Ensuite, si vous en avez, il faut libérer du temps aux Product Managers pour qu’ils puissent faire activement du discovery. S’ils ne savent pas, il faut les former. Ne faites pas l’erreur pour leur libérer du temps de recruter des POs qui s’occuperaient du delivery. Responsabilisez les équipes de développeurs, donnez leur un maximum de contexte stratégique pour qu’ils puissent décider par eux même la meilleure façon de développer la solution.
3b. Autonomiser les équipes
Comprendre en profondeur les besoins de ses utilisateurs n’est malheureusement pas suffisant. Il faut ensuite donner la liberté, et donc l’autonomie, aux équipes pour qu’elles puissent élaborer elles mêmes leur solution.
Cela nécessite de la part des fondateurs une forme de lâcher prise et de confiance dans leurs équipes qui n’est pas naturelle pour la plupart d’entre eux, y compris pour ceux qui le mettent en avant dans leur marque employeur. L’argument qu’on y oppose le plus souvent, c’est “ils ne sont pas assez séniors / ils ne savent pas”. Si vous avez bien lu l’article, vous répondrez : il suffit de les former. Si la connaissance n’existe pas en interne, il faut soit embaucher un expert (et là on remet le doigt sur le sujet du nombre d’experts encore trop limité en France, paragraphe 1.3) soit faire appel à un consultant opérationnel (mais je ne sais pas pourquoi, beaucoup de fondateurs de start-ups sont très méfiants vis à vis de ces derniers). Cela suppose aussi d’accepter l’échec, le fameux “right to fail” qui figure lui aussi parmi les valeurs de nombreuses start-ups. Sauf que dans les faits, les dirigeants ont tellement peur que leurs équipes échouent (à atteindre les objectifs d’hyper croissance sur lesquels ils se sont engagés auprès des fonds) qu’ils ne leur laisseront pas ou peu d’autonomie. Or échouer est l’un des processus fondamentaux de l’apprentissage (je peux en témoigner). Ne pas laisser ses équipes échouer, c’est donc les empêcher d’apprendre. C’est aussi ne pas savoir innover, car pour innover il faut malheureusement échouer beaucoup (cf. Jeff Bezos qui pense que le jour où Amazon n’échouera plus, c’est qu’ils ne prendront plus assez de risques. On parle d’échecs à plusieurs centaines de millions d’euros, comme par exemple le téléphone Fire).
Un autre frein plus philosophique qui existe autour de l’autonomie des équipes, c’est le rôle des fondateurs dans une entreprise où règne l’autonomie. “À quoi vais je servir ? Ne suis-je pas censé être celui qui trouve les solutions ?”. La réponse est évidemment non, en tout cas au delà d’une certaine taille (et il est difficile de savoir quand faire la bascule). Personne ne le peut, car la complexité opérationnelle des sujets devient tellement grande que seules les équipes qui travaillent sur le problème peuvent l’aborder dans toute sa globalité. Le CPO de Zalando racontait comment le Comex avait pris conscience de ce phénomène suite au lancement de la livraison en un jour. L’équipe dirigeante pensait en toute bonne foi avec son expérience du e-commerce que c’était la bonne chose à faire. Ils ont demandé aux équipes de livrer cette fonctionnalité (très longue à implémenter). Quand elle est sortie, le succès espéré n’a pas été au rendez-vous. Sur la chaussure, la question du retour était bien plus importante que celle du délai de livraison. Ils ont corrigé le tir plus tard en sortant une fonctionnalité de retour gratuit et de débit différé (vous ne payez que si vous gardez l’article). Le Comex a alors compris qu’il n’était plus assez proche des utilisateurs pour comprendre parfaitement leurs besoins, aussi forte soit leur expérience. En tant que fondateur, combien de fonctionnalités avez-vous poussées, auxquelles vous croyiez sincèrement, qui une fois en production ce sont révélées inefficaces ?
La culture “Command and Control” reste malheureusement difficile à dépasser en France. Elle est ancrée dans la tradition française depuis le Colbertisme. Des modèles américains qu’ils citent souvent, les fondateurs ont bien retenu que la qualité des profils recrutés était clé mais ont oublié que si on ne leur laissait pas la liberté de créer, on n’en retirerait qu’un impact (et un engagement) limité.
Alors à quoi sert un fondateur s’il ne peut plus dire aux équipes ce qu’elles doivent faire ? Pêle mêle et de manière non exhaustive. Former ses collaborateurs (combien de temps passez-vous sur le terrain à former vos équipes?). Concentrer l’entreprise sur 3 ou 4 sujets clés (mais sans dire comment les résoudre) pour que les équipes savent ce sur quoi on les attend. Challenger les objectifs pour vérifier si le niveau d’ambition est celui attendu, s’ils sont réalistes, si les équipes disposent des moyens pour les atteindre, s’ils vont générer un impact pour les utilisateurs, etc. Recruter les talents, s’assurer qu’ils correspondent aux valeurs de l’entreprise. Faire vivre la mission et les valeurs dans le quotidien de l’entreprise, redonner du sens. Représenter l’entreprise à l’extérieur. Lever des fonds (oui, on peut aussi lever des fonds, à condition de bien choisir ses investisseurs, de ne pas alimenter une fuite en avant, etc).
Finalement, dans la scène tech française, une entreprise semble émerger sur cette dimension, il s’agit d’Octo qui a poussé assez loin les principes de l’entreprise opale et de la décentralisation des prises de décision. Surtout, Octo a atteint une taille critique de 700 personnes qui rend cette transformation crédible.
Comment changer ces comportements ? Le chantier est vaste, il y a un gros héritage issu de notre culture et de nos comportements business depuis des décennies. Mais essayer sur une petite équipe ces principes ne coûte pas grand chose. Par contre, pour que le test fonctionne, il faut laisser le temps à l’équipe d’itérer, d’échouer et de finalement trouver, car elle trouvera !
3c. Développer la collaboration et se réconcilier avec la tech
Laisser de l’autonomie, c’est bien, mais ce n’est toujours pas suffisant ! Il faut aussi faire en sorte que les équipes collaborent au delà de leur propre département fonctionnel. On me dit souvent que la collaboration est très bonne quand je parle avec des start-ups. Alors oui, ça discute gaiement à la machine à café, les gens sont souriants. Mais ce n’est pas de ce type de collaboration dont on parle. On parle de briser les silos, notamment entre les métiers et la tech, de sortir de relations client-fournisseurs et de mettre tout le monde sur un pied d’égalité. De tirer un maximum parti de l’intelligence collective. Vu sous cet angle, les cas réels de collaboration se font plus rares. Une fois encore, la réussite des États-Unis tire en partie son origine dans le fait que les équipes “Produit” donnent autant d’importance à la voix d’un développeur dans l’élaboration d’une solution qu’à celle d’un métier (lire “Empowered” de Marty Cagan pour s’en convaincre).
La relation entre les métiers et la tech en France reste pour moi une source de perplexité. La technique a été toujours été vue en France comme une fonction support. Le CTO un mal nécessaire dans les codirs, celui qui ne parle pas trop et que personne ne comprend quand il se décide à finalement prendre la parole… Quand on crée une start-up, souvent on demande au fondateur “tu as trouvé ton CTO ?”. Dans les équipes produits, les développeurs se retrouvent souvent à coder les spécifications écrites par un Product Manager. On les inclut rarement dans la stratégie, “ça ne les intéresse pas”… À force de le dire, les développeurs finissent malheureusement parfois par s’en convaincre. La plupart des start-ups, faute d’une vraie culture tech, se retrouvent engluées dans des migrations sans fin après seulement quelques années d’expériences (après avoir moqué les “dinosaures de l’assurance ou de la banque”…).
Et pourtant, quand des développeurs montent leur boîte, ça peut très bien fonctionner : Dataïku, Algolia… Ces entreprises ont construit de véritables actifs différentiants. Si on revient quelques années en arrière, Free avait fini par développer lui même sa Freebox, prenant plusieurs années d’avance sur ses concurrents.
La relation difficile avec les techs est d’autant plus surprenante que le système scolaire français effectue la majeure partie de sa sélection à travers les matières scientifiques, notamment les mathématiques. La voie royale était le bac S puis Math Sup/ Math Spé et enfin une grande école d’ingénieurs. La plupart des fondateurs de start-ups ont d’ailleurs suivi ce parcours (à l’exception notable de la principale réussite de la tech française, Xavier Niel…).
Ce qui pose une autre question par rapport à la problématique de la collaboration : ces filières de formation dont est issue la majorité des fondateurs de start-ups sont-elles appropriées ? Qu’apprend-on dans ces études ? À résoudre des problèmes compliqués. Mais la réalité de l’entreprise est complexe, le monde n’est plus binaire comme dans un problème de mathématiques. Les ingénieurs sont mal préparés à cette ambiguïté, ont du mal à ne pas essayer de tout comprendre. Ils n’ont pas été formés aux relations humaines, ont très peu travaillé en équipe et pensent qu’un individu seul peut tout résoudre. C’est ce qu’on leur a appris pendant toute leur scolarité : résoudre seul des problème compliqués (vs. complexes). Or comme Jeff Sutherlands le rappelle dans “How to do twice the work in half the time”, si un joueur de classe A sera 10 fois plus productif qu’un joueur de classe B, une équipe de classe A sera elle… 1000 fois plus productives qu’une équipe de classe B !
Comment améliorer cette situation ? Une grande partie du problème se joue je pense sur l’éducation qui met en place les mauvais réflexes pour appréhender le monde de l’entreprise. Il faut développer l’esprit de collaboration dès les études supérieures, sortir d’un système où les sciences sont toutes puissantes, enseigner des disciplines qui feraient beaucoup plus appel à l’intelligence émotionnelle. Il faut aussi diffuser une culture IT pour apaiser les relations entre métiers et tech, par exemple en développant l’apprentissage de l’informatique dans les écoles, afin que chacun comprenne les tenants et les aboutissants de la création du code puisque tout passe désormais par le code. Ce n’est pas antinomique avec le point précédant.
Conclusion : une autre voie est possible
Ce qui m’a frappé durant l’élaboration de cet article que j’ai commencé à l’été 2020, c’est à quel point un écosystème ne tient qu’à quelques détails, à quelques personnes. Que seraient devenus les États-Unis s’ils n’avaient pas eu la chance d’avoir quelqu’un comme Bill Campbell ? En creusant, on se rend compte qu’il a été le coach derrière toutes les plus grandes réussites américaines (notamment Apple, Google, eBay, Facebook, Twitter…). Il est incroyable de voir l’impact qu’un seul homme a pu avoir sur plusieurs générations d’entrepreneurs. Marty Cagan, le gourou du Product Management aux États-Unis, lui rend cet hommage extraordinaire sur la première page de son dernier livre : “This book is dedicated to Bill Campbell (1940–2016), known with affection as the Coach of Silicon Valley. While I had met Bill a few times over the years, I was never fortunate enough to be coached by him. However, I count myself very lucky to have been managed and coached by several leaders who were coached by Bill. Increasingly, I realize how many of the important lessons I’ve learned about leadership, empowerment, teams, and strong product companies can be traced back to Bill.”
Campbell n’a pas d’équivalent en France à ma connaissance. Peut-on réussir à faire évoluer notre écosystème sans un tel personnage ? Comment faire changer en profondeur nos mentalités et notre façon de faire, conditionnées par des formations inadaptées et des pratiques business vieillissantes mais fortement ancrées ?
Je reste optimiste. Pour plusieurs raisons. D’abord les faits sont là, qui donnent raison aux start-ups qui ont parié sur une culture managériale forte, un engagement sur le long terme et une approche product-centric. Les entrepreneurs vont s’en inspirer de plus en plus. Ensuite une deuxième génération d’entrepreneurs arrivent à maturité en France, qui auront travaillé dans ces entreprises, ou qui auront connu des échecs leur ayant fait réaliser les limites du modèle actuel.
Le modèle américain ne doit pas non plus constituer une finalité, plutôt une source d’inspiration sur un certain nombre d’aspects. Car les entreprises américaines restent avant tout des énormes machines, le stade ultime des organisations Orange dont parle Laloux. À nous de créer une voie française différente, un “French Way”, où l’humain et le sens seraient au coeur du projet et où la taille et la profitabilité ne seraient plus les finalités.
Si vous êtes arrivé.e au bout de cet article, merci infiniment pour votre attention. J’espère qu’il vous aura permis d’envisager qu’une autre voie était possible, pour laquelle j’en suis convaincu la France dispose de tous les atouts ! Je tenais à remercier chaleureusement toutes les personnes qui ont relu un brouillon de cet article et m’ont partagé leurs retours tous plus riches les uns que les autres : Gautier Machelon, Rémi Guyot, Christophe Dargnies, Olivier Requin, Aymard de Germiny, Vincent Luciani, Guillaume de Roquemaurel et Grégoire Gambatto.
J’ai publié une suite à cet article sous le format d’une fable, celle du leveur et de l’éleveur. En poussant à l’extrême une situation, elle permet de faire émerger un des vrais enjeux derrière toutes ces questions : celui de la croissance, que ces entreprises recherchent à tout prix et qui peut conduire à des décisions irrationnels, tant sur le plan humain qu’économique.
Et si vous souhaitez garder le contact sans le biais des murs gardés de LinkedIn, Medium et autres, vous pouvez vous abonner à ma newsletter “Opale is the new black” (rassurez-vous, je ne vais pas vous spammer, au mieux tous les deux mois !)